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LE COIN LECTURE

 












Douai est une ville du Nord, à mi-chemin entre Paris et Bruxelles. On y vient en touriste le temps d’un week-end. On se balade au centre-ville près du beffroi d’où s’échappent de joyeuses envolées de cloches après avoir visité le musée de la Chartreuse ou le site minier de Lewarde.....


 
La version courte est à retrouver dans 
Nouvelles buissonnières ( Nord Avril) 



On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans ! 

Et à quinze ? Pas davantage. A quinze ans, le jeune Arthur Rimbaud fugue par deux fois et se réfugie à Douai. Il remet deux cahiers à un éditeur douaisien, Paul Demeny. Ces cahiers comportent vingt-deux poèmes.

C’était en 1870, il y a cent cinquante ans.

Pour cet anniversaire, la maison d’édition NORD AVRIL publie un recueil de vingt-deux nouvelles écrites par vingt-deux auteurs différents. Cet exercice collectif a été initié par Philippe Masselot et Daniel Vandenhoecq, un grand érudit douaisien de l’œuvre rimbaldienne. Chaque auteur a été invité à choisir un poème à partir duquel il a écrit une nouvelle. L’ensemble forme un riche camaïeu de nouvelles drôles, poétiques, fantastiques auquel j'ai eu la chance de participer.


Je vous propose de lire sur ce blog une autre version du p'tit con d'Arthur, plus longue que celle proposée dans le recueil et je vous encourage à découvrir 

Nouvelles buissonnières - Arthur Rimbaud à Douai

Collectif Editions Nord Avril 2021 15€

 Les bénéfices des ventes sont destinés à une association douaisienne. 


Ce p’tit con d’Arthur 

                                               

 

Douai est une ville du Nord, à mi-chemin entre Paris et Bruxelles. On y vient en touriste le temps d’un week-end. On se balade au centre-ville près du beffroi d’où s’échappent de joyeuses envolées de cloches après avoir visité le musée de la Chartreuse ou le site minier de Lewarde.

Douai, c’est aussi une ville où l’on vit. C’est le cas de Jean-Pierre Delattre.

Enfant, JP pour les intimes habitait dans un coron de Waziers, entouré d’un tas de copains avec lesquels il ne s’ennuyait jamais. La rue était leur jardin, leur maison, leur horizon. Adolescent, un maçon que connaissait son père lui avait proposé de l’embaucher comme apprenti. Pour le jeune Delattre qui s’ennuyait sur les bancs du collège, ce fut une aubaine. Plutôt dégourdi et sérieux, il avait rapidement appris le métier. Son patron l’appréciait tellement qu’il lui avait fait entrevoir un bel avenir amoureux en lui présentant sa fille aînée :  Maria. Les deux jeunes gens s’étaient mariés, confiants dans leur vie commune. Une petite fille était venue combler leur bonheur et Jean-Pierre, aidé de beau-papa et des copains avait construit durant les week-ends un pavillon à Auby pour parfaire au bonheur de sa petite famille.

Leur vie s’était égrainée, simple et tranquille jusqu’à ce que Maria soit emportée par un cancer foudroyant à l’âge de soixante ans. A cette époque, Jean-Pierre venait juste de prendre sa retraite et sa fille, Véro, avait déjà quitté le nid. Celle-ci avait beau venir le dimanche et appeler chaque soir son père, lui avait sombré dans l’inexistence de la dépression. Il ressentait un espace vide dans sa tête et une fatigue absolue dans son corps, si bien que, durant de longs mois, la maison d’Auby se transforma en tanière dont le canapé était l’épicentre.

Fort heureusement, un jour, une rencontre bouleversa l’ordinaire de Jean-Pierre Delattre. Il patientait dans la salle d’attente de son dentiste lorsqu’il vit entrer Ahmed, un maçon resté célibataire avec lequel il avait travaillé pendant de nombreuses années. Ils auraient pu juste se saluer et repartir chacun de leur côté, mais le dentiste avait tellement de retard que, pour tromper l’ennui, ils prirent le temps d’échanger à voix basse sur leurs solitudes communes.

Ils avaient tant de plaisir à bavarder qu’en voyant midi approcher, ils convinrent de se retrouver en sortant à la baraque à frites, juste à côté du cabinet médical. C’est tout bonnement qu’après leur déjeuner, ils s’étaient engagés dans le parc Charles Bertin pour se raconter leurs vies encore et encore avant de terminer la journée dans un estaminet.

Pour JP, c’était la première fois depuis le décès de Maria qu’il entrevoyait un soupçon d’avenir. Ahmed semblait incroyablement doué pour vivre seul. Il avait organisé son quotidien entre une association de quartier où il agissait pour la propreté de la ville et des activités culturelles auxquelles il n’avait jamais eu le temps d’accéder auparavant. Ainsi, il fréquentait la médiathèque, allait au cinéma, de préférence l’après-midi, deux fois par semaine, voire trois l’été afin de profiter de la climatisation…  Il avait pensé à tout, Ahmed, même à adopter un chat pour avoir une raison de rentrer chez lui le soir.

La nuit suivante, Jean-Pierre Delattre rêva qu’il était tombé dans un puits profond et qu’il en sortait, tout léger, métamorphosé en papillon. A son réveil, un avenir sans Maria lui parut possible. Il téléphona de suite à Ahmed pour lui annoncer qu’il aimerait adhérer à son association.

Ce fut la première d’une série de décisions.

De visite en visite, de sortie en sortie et de fil en aiguille, JP comprit que la maison d’Auby était incapable d’abriter un nouveau bonheur.  Il se décida à la vider de ses souvenirs et la mit en vente avec la plupart de ses meubles. Puis, il acheta un petit appartement au centre-ville de Douai. Le lieu était à sa mesure. Pas trop de ménage. Des commerces tout autour. Des voisins tranquilles et un petit balcon pour cultiver deux géraniums. Le jour de la crémaillère, sa fille le félicita et Ahmed lui apporta dans un carton un vieux chat dont personne ne voulait à la SPA. Comme ce dernier était d’un noir brillant et qu’il répondait au nom de Baghera depuis plus de dix ans, tous s’accordèrent pour ne pas le débaptiser.

Chaque jour, les deux copains se donnaient rendez-vous à l’association ou pour une longue randonnée citadine. Ensemble, ils parcouraient tous les recoins de la ville : les rues commerçantes et pas commerçantes, les quartiers chics et pas chics du tout, les parcs et les squares. On aurait dit un duo à la Laurel et Hardy : Ahmed avec sa bonne humeur, le plus souvent habillé d’une veste en velours côtelé et d’un pantalon clair et Jean-Pierre, imposant, plutôt vêtu de gris, portant facilement le chapeau pour cacher sa calvitie.

Les deux hommes aimaient tellement leur ville, ils s’impliquaient si bien au sein de leur association qu’ils furent sollicités pour se présenter aux élections municipales. Ils firent campagne avec toute leur énergie et leur dévouement. Et c’est à leur plus grande joie qu’ils furent élus délégués, en toute fin de liste.

Pour Jean-Pierre Delattre et Ahmed Hassad, tous deux fils et petit-fils de mineurs, c’était là une immense fierté !

Voilà ce à quoi pensait JP en refermant la porte de son immeuble ce matin-là. Il jeta un coup d’œil à son smartphone pour s’assurer qu’il n’était pas en retard et s’engagea du côté de la Place d’Armes où il avait rendez-vous pour la réhabilitation d’un vieux bâtiment dont les murs pourraient prochainement accueillir plusieurs logements sociaux.

Les mains dans les poches, Jean-Pierre trainait le pas lorsque son regard fut attiré par un énorme tag. Celui-ci, tout frais de la nuit, s’étalait sur la façade coquette d’une maison en briques.

JE VAIS SOUFFLER LA LIBERTE

S’il y avait bien quelque chose qui le fasse bondir, c’étaient les incivilités. « Vous allez voir si vous allez souffler la liberté longtemps, mes p’tits gars ! » pensa-t-il.  Il se renfrogna, reprit sa marche et retrouva deux adjoints déjà sur le chantier, en pleine discussion avec Ahmed.

-        Salut, tu n’as pas l’air dans ton assiette, remarqua son copain… On dirait que tu fais la trogne.

-        Je suis en pétard ! répondit Jean-Pierre. Je viens de voir un énorme tag rue du Canteleu, un mur entier !

-        Il est beau ? demanda étrangement l’adjoint à l’urbanisme.

-        Pourquoi dites-vous ça ?

-        Parce que certains tags sont des œuvres d’art et ils peuvent valoir une fortune ! expliqua-t-il sérieusement.

-      Non mais là, je vous arrête de suite. C’est juste un truc fait par des gamins… Je ne voudrais pas être le proprio, ils ont écrit sur dix mètres de long !

-       Et ils ont marqué quoi exactement?

-     « Souffle la liberté » , un truc comme ça, heu non : JE VAIS SOUFFLER LA LIBERTE!

-       …Bof, ils ne sont pas très créatifs les jeunes de nos jours, commenta l’adjoint. Moi, je me souviens, en 68, on avait beaucoup plus d’imagination…  Cours camarade, le vieux monde est derrière toi ! … Sous les pavés la plage … ça, c’était du slogan!

 Le deuxième adjoint ne voulait pas être en reste :

              -      Exact ! Et tu te souviens de La police vous parle tous les soirs à                 20    heures ?

-         Faites l’amour, pas la guerre !  poursuivit le premier avec nostalgie.

 

Les voilà qui revivaient leur jeunesse… Jean-Pierre les fit redescendre sur terre :

-    Oui ben, il n’est pas question de laisser faire ça, hein ? Si on commence à accepter ce genre de choses, c’est la porte ouverte à toutes les dégradations !

Les adjoints avaient haussé légèrement les épaules et tous s’étaient concentrés sur le placo qui venait d’être posé et sur le planning des électriciens et des plombiers.

Une fois la réunion terminée, JP avait proposé à son inséparable ami de se rendre sur les lieux du délit.

-        Je vais souffler la liberté, murmura Ahmed en découvrant à son tour le tag. Tu comprends ça comment, toi ?

-        Hein ?

-        Ben oui, c’est bizarre comme phrase.

-        Je suppose qu’ils réclament plus de liberté.

-        Ou pas… Souffler la liberté, ça peut aussi vouloir dire l’éteindre, murmura Ahmed.

 

Jean-Pierre n’avait pas répondu. Peu lui importait le sens de la phrase, l’essentiel était de comprendre comment ce tag était arrivé là et surtout qui s’était permis de peinturlurer le mur. Il se mit à frotter l’écriture du doigt et, avec un œil d’expert, il se demanda comment une peinture aussi fine pouvait tenir aussi bien.

Ahmed sonna plusieurs fois. En vain. Les propriétaires étaient absents. Soudain, il eut une idée. Il se retourna, leva la tête et hurla presque en désignant du doigt ce qu’il cherchait :

-        Regarde ! On aura vite fait de découvrir le nom des petits malins qui ont fait ça ! Ils ne sont pas futés : la caméra de surveillance est juste en face !

Ils avaient éclaté de rire et s’en étaient allés directement à la police municipale voir leur pote Paulo. Celui-ci les avait accueillis à bras ouverts, comme s’ils ne s’étaient pas vus depuis des années alors qu’ils avaient joué ensemble à la belote trois jours auparavant.

-        Bonjour ! Alors, il a fallu que vous soyez élus pour venir me voir au boulot ? leur avait-il lancé en riant.

Rapidement, ils lui avaient raconté l’histoire du tag, et puis, beaucoup plus longuement, Paulo s’était mis à leur parler de son job. Depuis le temps qu’il voulait leur faire visiter le lieu où il travaillait !...  Il en profita pour leur faire un long cours sur les vidéos de surveillance en annonçant des chiffres faramineux de verbalisation. Enfin, il redressa légèrement le torse et leur désigna l’écran qui correspondait à la rue Canteleu. Il s’activa quelques instants avec la souris de l’ordinateur puis s’écria d’un air triomphant:

-        Là, regardez ! A deux heures du matin. Pile ! Je vous l’avais dit : on sait tout sur tout le monde avec ça !

Une ombre apparaissait, en effet. Une drôle de dégaine dans la rue déserte. Elle s’avançait vers la maison, semblait se fondre avec elle et, en se dégageant, laissait apparaître les fameux mots en majuscules.

JE VAIS SOUFFLER LA LIBERTE

- Alors, c’est génial, non ? s’exclama l’agent municipal.

- Tu pourrais l’agrandir ? suggéra Ahmed en le regardant faire.

Paulo avait repris les commandes mais, plus il cherchait à améliorer la qualité de l’image plus celle-ci apparaissait pixélisée.

Ahmed avait secoué la tête, déçu :

- Une ombre dans le brouillard un jour de neige… C’est tout ? Tu ne peux vraiment rien faire de mieux ?

- Tu nous expliques que vous arrivez à sanctionner des tas de personnes avec vos caméras mais là, on n’imagine pas un instant retrouver le gars avec ça, avait surenchéri Jean-Pierre… Enfin, au moins, maintenant, on sait qu’il a agi seul. 

Paulo avait soupiré en leur expliquant que tout n’était pas toujours aussi simple puis, il les avait raccompagnés en leur disant :

- Et surtout, s’il recommence, n’hésitez pas à revenir, les gars ! Je vous donnerai un coup de main !

 Ce soir-là, Jean-Pierre regarda une série policière sur France 3. Il la connaissait par cœur mais il aimait bien l’actrice principale. Il bâilla devant le deuxième épisode, puis, quand il commença à fermer les yeux au début du troisième, il prit la direction de sa chambre. Comme chaque soir, Baghera lui tint compagnie sur le canapé puis sur le lit.

     Son sommeil fut agité. Il rêva qu’un jeune voyou dévalisait le quartier de la gare en lançant des pots de peinture sur le mobilier urbain. Il parvenait à l’attraper à l’aide d’un énorme filet à papillons mais le jeune s’échappait en le narguant. Puis, des mots dansaient devant ses yeux. Ils étincelaient sans qu’il puisse les lire et le voyou se transformait en une espèce de zombie transparent.

     Dès qu’il s’était réveillé, JP avait bondi du lit pour oublier sa mauvaise nuit.

         Une fois le chat rassasié et lui aussi, le carillon au loin annonça les neuf heures… L’après-midi serait agréable, le temps serait idéal pour faire un tour sur le chemin de halage du côté de Dorignies. En attendant, il se mit en tête de faire un peu de ménage et pensa profiter du rayon de soleil pour aérer l’appartement.

     Dès qu’il ouvrit la fenêtre, Jean-Pierre se figea. Sur le mur d’en face, un énorme tag était apparu pendant la nuit. Trois mots écrits en blanc :

 

LA LIBERTE REVIT

 

-        Le voilà qui a décidé de venir me narguer jusqu’à chez moi ! tonna-t-il.

 

Il téléphona immédiatement à Ahmed pour lui parler de celui qu’il surnomma spontanément « ce p’tit con ».

-        … Donc, hier, il soufflait la liberté, et aujourd’hui, il la fait revivre, réfléchit Ahmed.

-        Des fois, je me dis que tu lis trop de livres ! Tu deviens difficile à suivre ! Ce qui est sûr, c’est qu’il commence à nous casser les pieds avec sa liberté, ce p’tit con ! Et si je le chope, il va tout nettoyer ! A la brosse à dents, s’il le faut !

-        Oui, bien sûr, tu as raison… Mais moi, j’aime bien comprendre aussi. Je sens qu’il y a quelque chose de pas très ordinaire dans tout ça !

     Ils s’étaient donné rendez-vous à la police municipale en début d’après-midi. Malheureusement, cette fois, aucune caméra n’avait pu enregistrer les mystères de la nuit. Puis, ils avaient longtemps marché le long du canal avant de gravir les marches de la mairie dans le but de rencontrer l’adjoint à la sécurité.

 -        Oh, vous savez, les tags, on ne peut pas y faire grand-chose, avait soupiré celui-ci.

-        Alors on laisse faire ? s’était insurgé JP. On a été élus, on est chargés de la propreté de la ville et des parcs… On ne sert à rien alors ?

-        Je n’ai pas dit ça…

-        Si un peu quand même, s’était renfrogné Jean-Pierre.

-        J’ai une idée, avait rétorqué Ahmed. On pourrait passer la nuit devant les caméras, pour le prendre en flagrant délit ! Jamais deux sans trois. A tous les coups, il va recommencer la nuit prochaine !

-        Pourquoi pas, si vous avez le courage d’attendre des heures devant des écrans, avait répondu l’adjoint.

     Jamais deux sans trois …il n’aimait pas cette expression. Elle annonçait des tags en série. Devant la bonne volonté des deux délégués, il s’était frotté le nez et leur avait suggéré de passer voir la secrétaire. Le Conseil municipal était prévu le lendemain, ils avaient encore le temps d’ajouter ce problème dans les questions diverses.

 En attendant ce rendez-vous, Ahmed et JP s’étaient organisés pour rejoindre Paulo à 22 heures à la police municipale. Tous les trois n’avaient qu’une idée en tête : choper le p’tit con dans Douai endormie.

La soirée avait commencé autour de burgers et d’un thermos de café. Ils avaient discuté de rien, de tout, des fêtes de Gayant qui approchaient tout en jetant un œil attentif sur les écrans.

Ahmed était persuadé que le jeune tagueur agissait toujours à la même heure. Aussi, à 1h50, ils s’étaient concentrés davantage et JP en avait profité pour nettoyer consciencieusement ses lunettes. A 2 heures tapantes, il avait poussé un cri de joie. La silhouette était apparue comme prévu ! Elle s’agitait, légère et délicate, devant l’écran numéro 25, juste devant lui. Paulo avait de suite bondi sur son scooter.

A 2h01, les deux délégués à la propreté de la ville avaient éclaté de rire en se frottant les mains : P’tit Con allait avoir la surprise de sa vie !

Mais, à 2h02, la silhouette toujours aussi floue avait déjà disparu et un nouveau message avait pris sa place.

VINGT ANS D’ORGIE

Le tout avait duré 120 secondes à peine.

Il fallut davantage de temps à Paulo pour se garer devant le nouveau mur tagué. Il agita alors les bras devant la caméra pour signifier à ses copains que l’auteur des faits avait bel et bien disparu.

-        Encore raté, avait chuchoté JP.

-        Encore une histoire de liberté, avait ajouté Ahmed.

 Chacun était rentré chez lui, persuadé que rien de plus n’arriverait cette nuit-là.

En effet, au petit matin, aucun nouvel incident ne fut signalé. Les deux copains se contentèrent de prendre une série de photos et de contacter les propriétaires pour s’assurer qu’ils avaient porté plainte. Puis, ils se retrouvèrent devant l’ordinateur d’Ahmed pour préparer leur intervention au conseil Municipal.

Celui-ci dura longtemps. L’ordre du jour était conséquent et chacun semblait déterminé à garder la parole le plus longtemps possible.

Quand les questions diverses arrivèrent, madame Kominski, une prof de lycée à la retraite, chargée notamment du Conseil Municipal des enfants, avait déjà mis sa veste. Elle jouait avec la sangle de son sac à main, prête à bondir dès que la séance serait levée.

Enfin, ce fut leur tour.

-        Avant que nous nous quittions, nos deux délégués à la propreté de la ville et des espaces verts aimeraient évoquer un problème de tags… annonça le premier magistrat. Alors, Messieurs, il paraît que vous avez joué les détectives la nuit dernière ?

Des petits rires se firent entendre. Le Maire fronça les sourcils pour montrer que sa phrase n’était pas une moquerie.  

Ahmed savait que l’attention de son auditoire ne dépasserait pas les cinq minutes. Il se tenait déjà prêt devant l’ordinateur et commença par les captures d’écran. Les images de la silhouette prises par les caméras de surveillance furent projetées puis, il montra les trois photos des tags avec, pour chacun d’entre eux le lieu et la date. Jean-Pierre commentait chaque photo :

 -        …. Et donc ce dernier tag, à 2 heures du matin, derrière la poste, termina-t-il.

 

VINGT ANS D’ORGIE

 

En lisant ces mots, l’œil de madame Kominski s’alluma. Elle leva la main bien haut pour prendre la parole, un peu comme à l’école, remarqua JP :

-        Attendez, vous pourriez revenir en arrière et nous remontrer ces trois tags ? demanda-t-elle.

Ahmed s’exécuta, ravi de voir qu’elle s’intéressait à leur présentation.

-        C’est du Rimbaud, affirma la prof.

-        Comment ça ? questionna le Maire.

-        Ce sont des mots d’un poème de Rimbaud.

-        Lequel ?

-        Rages de Césars.

     Toute l’assistance avait dû apprendre un texte du poète maudit au lycée. Mais, visiblement, tous les avaient oubliés. Rages de Césars ne disait rien à personne et tout autre poème aurait sans doute provoqué ce même silence gêné.

     Madame Kominski pensa qu’il fallait réveiller les mémoires. Elle se leva, fixa son auditoire et récita d’une voix ferme en insistant sur les mots des tags :


Car l'Empereur est soûl de ses VINGT ANS D’ORGIE !

Il s'était dit : " JE VAIS SOUFFLER LA LIBERTE

Bien délicatement, ainsi qu'une bougie ! "

LA LIBERTE REVIT! Il se sent éreinté !


-        C’est beau, chuchota madame Weber à ses côtés.

-     C’est du Rimbaud, se contenta de dire la prof de lettres en se rasseyant.

-    Rimbaud ou pas, s’énerva Jean-Pierre, en trois nuits, ce jeune a déjà tagué trois murs avec une peinture très résistante. Et il ne fait pas dans la miniature ! Les lettres ont plus d’un mètre de haut. A se demander comment il fait, d’ailleurs… Il va à une de ces vitesses ! On ne peut pas le laisser impunément taguer la ville…

-     Oui, mais malheureusement, avec les images vidéo que vous nous avez montrées, il est impossible de reconnaître son visage, regretta le premier adjoint.

-   C’est peut-être un jeune qui s’appelle Arthur et qui aime la poésie, avança timidement madame Weber. Il faudrait peut-être fouiller dans cette direction ?

     Sa question s’évanouit dans le silence.

     Le maire pensa qu’il était temps de terminer la séance. Il proposa à messieurs Delattre et Hassad de faire une petite commission d’enquête avec madame Kominski. Celle-ci sembla flattée qu’on lui confie cette tâche. Et, avant qu’elle ne disparaisse la première de la salle, rendez-vous fut pris avec les deux délégués à la propreté de la ville le lendemain, en début d’après-midi dans le café où les deux hommes avaient leurs habitudes.

   Ahmed aurait aimé avoir une prof comme madame Françoise Kominski, capable de réciter des vers de mémoire.  Il lui fit signe de les rejoindre lorsqu’il la vit pousser la porte du bar.

Elle portait une écharpe colorée qui contrastait avec le noir de son manteau qu’elle retira avec soin pour le placer sur sa chaise.

-        Bonjour, dit-elle en regardant autour d’elle. Vous aviez raison : c’est sympa ici, on sera mieux que dans une salle de la mairie.

Le serveur passa rapidement :

-        Vous désirez ?

-        Un café ! Bien serré, s’il vous plaît !

-        Vous avez besoin d’un remontant, plaisanta Ahmed. Vous avez fait la fête en sortant du Conseil municipal ? C’est pour ça que vous étiez si pressée ?

-        Oh ! Pas du tout, en fait, je n’aime pas trop traîner le soir. Je vis seule, voyez-vous…Si j’ai une mauvaise mine, c’est parce que j’ai passé une très mauvaise nuit…

-        Ha ! bondit JP, c’est drôle, moi aussi ! Et ce n’est pas la première fois. Il doit y avoir une pleine lune ou quelque chose dans le genre…

 

A ces mots, l’ancienne prof de français le fixa bizarrement :

 

-        Vous avez fait des cauchemars aussi, monsieur Delattre?

-        Heu… Appelez-moi Jean-Pierre.

 Ses mauvais rêves lui paraissaient tellement ridicules, il n’avait aucune envie de les raconter. Pour faire diversion, il tenta maladroitement de parler de la pluie annoncée pour le week-end.

    Madame Kaminski n’avait aucunement envie de changer de sujet de conversation. Au contraire. Elle insista pour tout savoir. Lui comprit qu’elle ne le lâcherait pas.

 -        Vous allez rire…expliqua-t-il. En fait, je suppose que toute cette histoire de tags me prend la tête car ce n’est pas la première fois que j’ai ce cauchemar. Je rêve que je suis dans Douai. A chaque fois, je me retrouve dans un quartier différent. Tout m’est familier. Des mots se promènent autour de moi, des mots que je n’arrive pas à lire. J’aperçois une ombre, je veux l’attraper, et, au moment où j’arrive à m’en saisir, elle me fait face. Elle devient gigantesque et monstrueuse. Un peu comme dans un film d’épouvante vous voyez. Je m’aperçois que je suis face à un revenant… Il s’approche de plus en plus, sa bouche est énorme, je n’entends rien mais il semble hurler. Et c’est toujours à ce moment-là que je me réveille.

 

Il rougit légèrement en finissant sa phrase.

 

-        Mais, tu ne m’en avais pas parlé ! s’étonna Ahmed.

-        Pourquoi veux-tu que je te raconte ça, c’est sans intérêt !

-        Mais, au contraire ! Figure-toi que je fais les mêmes cauchemars que toi ! Ça alors ! D’ailleurs cette nuit, c’était pire que d’habitude. J’ai dû crier, le chat a bondi lui aussi du lit... C’est bizarre ce truc, non ?

Les couleurs du visage de Madame Kominski avaient disparu. Elle se pencha vers eux en chuchotant.

-        Et si je vous disais que j’ai fait ce même cauchemar cette nuit?

-      Impossible, rétorqua JP… Ha ! Je comprends, vous vous êtes entendus tous les deux pour me faire une farce ?

-        Non, non, malheureusement, pas du tout, soupira madame Kominski. J’aurais préféré que ce soit une plaisanterie. Je suis contente de pouvoir en parler avec vous car, cette nuit, j’ai vécu un truc horrible.

     Sa voix devint très faible lorsqu’elle leur expliqua qu’elle s’était réveillée brusquement après avoir fait ce même cauchemar. Elle s’était levée pour aller prendre un verre d’eau à la cuisine. Brusquement son chien si calme d’habitude s’était mis à hurler à la mort ! Alors, des courants d’air glacés s’étaient mis à la frôler. Elle avait regardé l’heure : il était deux heures. Pile !

 En face d’elle, silencieux, les deux hommes essayaient à toute vitesse de reprendre le fil de l’histoire dans leurs têtes. Cette tournure ne leur plaisait guère. Ils étaient venus dans l’optique de découvrir la véritable identité du tagueur et voilà que madame Kominski les entraînait dans une toute autre direction. Ils la laissèrent cependant poursuivre sans intervenir.

 -    J’ai eu un mal fou à me rendormir, vous pensez ! J’avais l’impression d’être dans un film d’horreur !

Les deux copains ne savaient que répondre. S’ils étaient prêts à écouter volontiers son histoire de cauchemar, ils l’étaient beaucoup moins pour celle du fantôme dans la cuisine… Ils n’osaient se regarder. Chacun de son côté se demandait si la femme était toujours ainsi. Ils attendirent poliment qu’elle change de sujet de conversation, ce qu’elle fit en voyant son café arriver:

-        Et puis, il y a autre chose, poursuivit-elle. Devinez ce que j’ai vu en venant ?

-        Quoi donc ? s’inquiéta Ahmed.

-        Devinez !

-        …  Un nouveau tag ! s’exclama Jean-Pierre.

-        Exactement. Derrière la prison cette fois. J’étais en voiture mais je me suis arrêtée pour le prendre en photo, regardez !

 

Le dernier tag en date s’afficha sous leur nez, insolent.

 

L’HOMME PÂLE REPENSE AUX FLEURS

 

-        Et c’est toujours Rages de Césars. Quelqu’un découpe ce poème en petits morceaux, expliqua-t-elle.

-        Mais, au fait, il parle de quoi exactement ce poème ? questionna JP.

-        A votre avis ?

JP regretta immédiatement sa question. La situation lui rappelait sa scolarité, si ennuyeuse à ses yeux. Mais, comme madame Kominski le regardait avec un regard bienveillant, il se risqua à proposer une réponse :

-        Je ne sais pas, moi. Les visages pâles, ça… me fait penser … aux Indiens, bredouilla-t-il. J’ai lu quelque part que certains écolos se réclamaient des modes de vie des tribus amérindiennes… C’est peut-être un gamin qui est fan de ça ...

Madame Kominski laissa la réponse disparaître sans l’attraper et Jean-Pierre se sentit redevenir tout petit, comme au collège.

-        Pour moi, c’est plutôt une espèce d’hymne à la liberté, se risqua Ahmed.

-        Oui ! Exactement ! s’exclama l’ancienne prof.

 

Malgré son âge avancé, JP ne put s’empêcher de bouder en écoutant la suite.

 

-        Rimbaud y dénonce le pouvoir de Napoléon III. De manière générale, il écrit contre tout ce qui l’empêche de vivre librement : contre sa mère, contre la guerre aussi …

-        Je comprends mieux, glissa Ahmed avant de demander timidement : dites, madame Kominski, ce poème, vous pourriez nous le dire en entier ?

-        Appelez-moi Françoise… Oui, bien sûr, je pense m’en souvenir.

Il était 14h30 passées quand la voix décidée de l’ancienne professeur de français du lycée Albert Châtelet s’élança, faisant taire les tables voisines. Cette fois, elle laissa le flot des mots couler comme Rimbaud les avait écrits.

Peu à peu, ils remplirent l’espace et restèrent un instant comme suspendus dans le troquet :

L'homme pâle, le long des pelouses fleuries,

Chemine, en habit noir, et le cigare aux dents :

L'Homme pâle repense aux fleurs des Tuileries

- Et parfois son œil terne a des regards ardents...


Car l'Empereur est soûl de ses vingt ans d'orgie !

Il s'était dit : " Je vais souffler la liberté

Bien délicatement, ainsi qu'une bougie ! "

La liberté revit ! Il se sent éreinté !


Il est pris. - Oh ! quel nom sur ses lèvres muettes

Tressaille ? Quel regret implacable le mord ?

On ne le saura pas. L'Empereur a l'œil mort.


Il repense peut-être au Compère en lunettes...

- Et regarde filer de son cigare en feu,

Comme aux soirs de Saint-Cloud, un fin nuage bleu.

 

-       C’est beau, murmura Ahmed.

-      C’est du Rimbaud, se contenta de dire la prof. … Vous savez, j’ai pensé à quelque chose, ajouta-t-elle après un instant. Après tout, on n’est pas obligés de faire la chasse à ce jeune tagueur. Pour une fois qu’un jeune s’intéresse à la poésie !

     Pour les détectives Hassad et Delattre, on s’éloignait de plus en plus du sujet.

-        Ça, c’est votre idée de prof, rétorqua JP en reprenant les opérations en main. Enfin, si je peux me permettre… Nous, on est chargés de la propreté dans Douai. Et, à ce jour, on en est à quatre tags en quatre nuits ! Alors, je propose que l’on s’occupe sérieusement de ce p’tit …

     Il se tut en croisant le regard d’Ahmed et se leva pour régler les cafés puis se rendirent d’un pas décidé vers la police municipale, tous déterminés à clore le mystère des tags de Rimbaud.

     Cette fois, Paulo avait pris sa journée. Deux agents étaient de garde. Ils fixaient avec attention l’image d’une vieille 2 CV garée sur un trottoir.

-        Avec une voiture pareille, moi, je te dis qu’il est en panne ! expliquait le premier à son collègue.

-        Et moi, je te dis que non !  Il a pris le trottoir pour un parking !

-        On parie ? …

-        Bonjour, les interrompit Jean-Pierre, est-ce qu’on pourrait voir les images d’une caméra à 2 heures du matin ?

Les deux hommes se retournèrent en chœur:

-        Salut… Vous ne seriez pas les Sherlock Holmes ? demanda le premier homme. Paulo nous a parlé de vous ! … Ha, mais c’est super, vous avez récupéré une James Bond girl aussi!

 

En guise de bonjour, Françoise Kominski lui jeta un œil noir.

 

-        Quelle caméra voulez-vous vérifier ? demanda son collègue.

-        Il y a eu un nouveau tag derrière la prison, expliqua Françoise. Il me semble avait repéré une caméra mobile pas loin.

-  Le gang des tagueurs de Douai a encore frappé, alors ? Il paraît qu’il frappe toujours à deux heures du mat’. Pile !

 

Décidément, celui-là avait raté une carrière de comique. Son collègue les pressa:

 

-        On vous aiderait bien mais on n’a pas trop de temps. Il faut que l’on aille vérifier à qui appartient ce véhicule!  … Mais, on peut vous caler le film un peu avant deux heures. Si le tagueur a été filmé, il ne vous échappera pas. Et nous, on sera de retour dans dix minutes, maximum.

-        Comme ça, vous nous garderez la boutique ! Et, si jamais vous voyez quelque chose d’intéressant, genre, Superman ou King Kong, vous pourrez appuyer ici pour faire un arrêt sur image, termina le rigolo de service.

     Ahmed leur affirma qu’ils sauraient se débrouiller et qu’ils pouvaient aller verbaliser tranquillement.  

    Les agents municipaux avaient à peine démarré leurs scooters que la forme blanche apparut sur l’écran.

            Les trois délégués s’approchèrent pour mieux la distinguer. Elle était très loin et leur tournait le dos. Sans doute écrivait-elle, pensèrent-ils. Aucun des spectateurs ne lâchait l’écran de vue. Quelques minutes s’écoulèrent ainsi. Soudain, la silhouette sembla s’arracher du mur. Contre toute attente, au lieu de s'enfuir, elle fit volteface puis, elle se dirigea très lentement vers la caméra. De plus en plus blanche, de plus en plus précis

 -   Mince, c’est un déguisement, chuchota JP. Ce p’tit con se déguise pour ne pas qu’on le reconnaisse. On va encore terminer bredouilles !

-        Chut, l’interrompit Françoise. Il s’approche encore, on va bientôt le voir en gros !

 Quand le visage remplit enfin l’écran, l’enquête bascula dans un monde inconnu. Le doute n’était pas permis : ce n’était pas un humain déguisé qui fixait la caméra. C’était un spectre, le même qui était venu les visiter pendant la nuit. Il avait les mêmes yeux exorbités, les mêmes cheveux défaits, filasseux, et surtout, une bouche ouverte semblant hurler dans la nuit.

 Jean-Pierre et Ahmed parvinrent à garder leur sang-froid mais Madame Kominski fut prise de tremblements. Les deux hommes la firent s’asseoir. Elle fouilla dans son sac à la recherche d’un tube d’homéopathie qu’elle avala en entier.

 

C’est JP qui parla le premier :

 -        Bon, un peu de sérieux. Vous êtes vraiment certains qu’on ne nous fait pas une blague depuis le début ? Parce que là, c’est du grand n’importe quoi, hein !

-        Il faudrait du temps pour analyser tout ça, murmura Ahmed. Y a des trucs vraiment bizarres…

 

Seule, madame Kominski s’autorisait déjà à penser différemment. Elle admettait l’inconcevable :

 

-        Mais enfin, rappelez-vous des cauchemars que nous avons faits, s’écria-t-elle. C’est la même tête ! J’en suis certaine ! Comment voulez-vous monter un canular aussi parfait? … Et vous aussi, vous n’osez pas l’avouer mais je suis certaine que vous l’avez reconnu !

-        

-        Impossible que ce soit un gag, frissonna-t-elle, on a vraiment affaire à un … revenant.

 

En disant ces mots, ses tremblements reprirent de plus belle. Elle plongea à nouveau la main dans son sac à main. Cette fois, elle en sortit un spray qu’elle utilisa à plusieurs reprises.

-        Vous en voulez ? proposa-telle. C’est pour les émotions fortes !... Ne vous inquiétez pas, ce sont des plantes.

 

 Les deux amis déclinèrent la proposition et se remirent à fixer l’écran à la recherche d’indices.

 

 -  Oh non, éteignez ça, c’est épouvantable, supplia de suite Françoise. Arrêtez ! Arrêtez !

 

Ahmed obéit, mais, auparavant, il prit soin de photographier ce qu’il commençait à envisager comme une apparition surnaturelle. Puis, il remit l’écran sur le direct. Celui-ci afficha 15h22. La caméra se dirigea automatiquement vers l’entrée de la prison. La vie diurne avait repris son cours.

 

 Déjà, les deux policiers municipaux revenaient. Le rigolo jubilait ; Il avait gagné son pari : le propriétaire de la 2CV avait laissé un mot expliquant que son démarreur était en panne.

Quant aux membres de la Commission, ils n’avaient aucune envie de leur parler de la vision cauchemardesque qui venait de les emporter dans une autre dimension.

-        Alors ? Vous avez pu trouver ce que vous cherchiez ? demanda le plus sérieux des deux.

-        Heu… Pas vraiment. Mais on reviendra sûrement demain …Enfin, si on a un nouveau tag cette nuit, annonça JP.

 C’est avec soulagement qu’ils avaient pris congé et qu’ils s’étaient retrouvés à l’air libre. Spontanément, JP avait proposé d’aller chez lui pour discuter en toute tranquillité.

 -        Ça alors, s’écria madame Kominski dès qu’elle s’affala près du chat sur le canapé. Il faut qu’on prévienne le maire !

-        Et on passera pour trois dingos ? Non merci, moi, je pense plutôt qu’il faut attendre, lança Jean-Pierre du fond de sa cuisine. Après tout, à part nous, personne ne s’intéresse vraiment aux tags….

-        Vous avez raison, répondit Françoise dans un souffle. ON NE LE SAURA PAS.

Ahmed sourit, il venait de reconnaître des mots du poème:

-        Je suis content, Françoise, vous commencez à vous remettre de vos émotions !

  Ils passèrent la fin d’après-midi à échanger sur des histoires de fantômes et de médiums auxquelles ils n’avaient jamais cru. Puis, comme aucun d’entre eux n’avait envie de se retrouver seul, ils décidèrent de se faire livrer des pizzas.

-        Vous pouvez me remontrer la photo ? demanda Françoise après un deuxième verre de vin.

-        Vous êtes sûre ? s’inquiéta Ahmed. Vous ne craignez pas de… ?

-        Oui, oui, allez-y, coupa-t-elle. J’ai surréagi tout à l’heure mais je suis comme vous : j’aime bien comprendre ! Et puis, il y a un truc qui me trotte dans la tête, j’aimerais bien vérifier quelque chose.

     Ahmed lui montra le cliché. Elle l’observa longuement, puis, elle pianota sur son smartphone jusqu’à ce qu’elle trouve un portrait de Rimbaud. Elle l’invita à mettre leurs deux écrans côte à côte. Aussi incroyable que ça pouvait paraitre, il y avait comme une ressemblance entre le spectre filmé par la caméra et le visage du poète.

 -        Ça alors, murmura JP. C’est plus vague, plus souple, plus léger, la couleur a disparu de son visage… Il a beau avoir perdu ses dents, on dirait que c’est lui !

-        Son âme est donc revenue à Douai, murmura madame Kominski…

-        

-        Finalement, reprit-elle, madame Weber n’avait pas tort quand elle disait que l’auteur des tags était peut-être un jeune qui s’appelait Arthur… C’est Rimbaud lui-même qui agit la nuit ! Tout s’explique !

 JP essayait encore de résister. Pour lui, la bascule dans le surnaturel était vraiment difficile à accomplir.

 -        Mais, c’est impossible, enfin, vous comprenez bien que… Il faut raison garder ! C’est du grand n’importe quoi !

-        Vous avez une autre explication ? Je vous écoute ! Allez-y, j’adorerais !

-        Non bien sûr, admit JP, ça expliquerait même pourquoi la peinture me paraissait bizarre…

-        Ha ! Vous voyez ! relança la femme.

-        Donc, ce serait vraiment le fantôme de Rimbaud, concéda Ahmed. Et pourquoi maintenant ? Ici ?

 La prof à la retraite était ravie de reprendre du service.

 

 -       En fait, tous les morceaux du puzzle sont là ! Il y aura bientôt                      150 ans, Arthur Rimbaud a fugué de chez lui. Il s’est retrouvé ici, à             Douai.

-        Mouais…. Donc, si j’ai bien compris, résuma JP avec son franc parler, il faut que nous arrivions à convaincre un p’tit con de 150 ans d’arrêter de nous casser les pieds la nuit avec ses tags. Même s’il nous écrit des jolis poèmes… Et tout ça sans que personne ne nous prenne pour des illuminés… On a du pain sur la planche ! ...En attendant, je vous ressers un verre. Et puis, mangez, il reste de la pizza, les émotions, ça creuse !

 Tous éclatèrent de rire et c’est ainsi qu’ils tournèrent la page de l’effroi. Madame Kominski leur raconta tout ce qu’elle connaissait de la vie de Rimbaud. Plus elle évoquait le poète et ses souffrances, plus son fantôme lui devint sympathique si bien qu’une fois les pizzas terminées, elle se désolait :

- Nous avons affaire à l’âme errante d’un poète maudit. Si mal compris…Le pauvre !

L’alcool aidant, les larmes lui montèrent aux yeux.

-        Je suis si triste pour lui, sanglotait-t-elle. Si triste ! Il faut absolument qu’on l’aide, les amis ! On ne peut pas le laisser ainsi… Il était malheureux Arthur. Tellement malheureux. Il voulait être libre, écrire, être publié…Et sa mère l’étouffait tant et tant…

     Bientôt, ces trois-là se sentirent investis d’une mission : apaiser l’âme du poète qui les effrayait tant quelques heures auparavant.

-        Je sais ! Il faut fêter les 150 ans, s’écria-t-elle enfin. Comme il se doit ! Nous devons faire ça pour lui, n’est-ce pas ? Vous m’aiderez ?

     A ses côtés, JP commençait à montrer des signes de fatigue. Le vin l’endormait…La prof éclata de rire :

 -        IL SE SENT EREINTE lança-t-elle à Ahmed.

-        Pas du tout ! Je vous écoute. Vous pouvez compter sur moi…Mais là, tout de suite, j’irais bien me coucher, avoua-t-il.

 Il était deux heures du matin. Pile. Françoise sourit, elle savait qu’elle n’aurait plus peur. Si le spectre venait la voir durant la nuit, elle saurait lui parler !  

 -        Bonne nuit, COMPERE EN LUNETTES, glissa-t-elle à JP avant de s’engouffrer dans l’ascenseur en compagnie d’Ahmed.

 


 

 Depuis cette soirée, plus aucun tag n’est réapparu sur les murs de la ville et plus aucun cauchemar n’est venu perturber le sommeil des trois protagonistes de cette histoire. Vous vous demandez sans doute comment je sais tout ça, moi qui écris pour vous ? Tout simplement parce que le hasard a voulu que je fasse récemment un court séjour à Douai.

 J’étais seule, attablée dans une de ces brasseries chaleureuses qui abondent dans le Nord. A la table voisine, trois personnes parlaient avec enthousiasme.

-        Maintenant que le projet est bouclé, on va pouvoir penser à autre chose, dit la femme. Qu’est-ce qu’on pourrait faire de sympa demain ?

-        Et si on allait se balader ? proposa l’homme à ses côtés.

-        LE LONG DES PELOUSES FLEURIES reprit-elle comme si elle récitait une poésie.

-        Exactement , et je cheminerai à vos côtés dans les allées, de préférence EN HABIT NOIR…continua l’homme un peu fort qui se tenait en face d’elle.

-        Mais c’est excellent JP, s’exclama-t-elle. Voilà que tu t’y mets, toi aussi !

 

A ma plus grande surprise, l’homme s’est alors levé et a lancé au beau milieu du bistro :

 

     L’Homme pâle, le long des pelouses fleuries

Chemine, en habit noir, et le cigare aux dents :

L’Homme pâle repense aux fleurs des Tuileries

- Et parfois son œil terne a des regards ardents…

 

Ses amis se sont extasiés :

-        C’est beau !

Ils ont senti que je les observais. Nos regards se sont croisés. Je me suis contentée de dire :

-        C’est du Rimbaud.

 Ils ont éclaté de rire et la femme m’a expliqué qu’ils étaient chargés d’une commission pour célébrer les 150 ans du séjour du poète dans la ville.

-        On est une espèce de club des fans, voyez…

  Nous avons de suite sympathisé. Tout naturellement, au moment du dessert, je me suis installée à leur table.

Ces trois délégués à la ville m’ont expliqué qu’ils venaient de proposer à l’office de tourisme un jeu de piste dans la ville à la recherche de mots de Rimbaud. Ils appelaient ça une «Trotte d’in m’coin » en ch’ti.

-       Une conférencière sera chargée des visites, m’expliqua la femme. Au début, on pensait partir de tags. Un jeune en avait écrit sur plusieurs façades…

-        Un jeune, je n’aurais pas dit ça comme ça, avait ajouté son voisin en riant.

Elle l’avait gentiment poussé du coude puis avait poursuivi :

-   Enfin, bref, figurez-vous que tous les tags ont disparu par enchantement. Mais, on va les remplacer par des mots sur les vitrines des magasins. Les commerçants ont tous donné leur accord.

     Nous avons bavardé ainsi. Quand ils ont découvert qu’ils étaient en train de discuter avec une auteure, ils ont tenu à m’offrir un verre. Puis, je suis allée régler mon repas au bar. Pendant mon absence, ils ont dû échanger ensemble à mon sujet car lorsque j’ai voulu prendre congé, la femme s’est penchée vers moi pour me demander :

-        Si vous avez le temps, on aimerait vous parler de quelque chose…

        C’est ainsi que je me suis retrouvée dans un petit appartement du centre-ville de Douai. Au début, c’était pour prendre une infusion. En fait de tisane, notre hôte a sorti une collection de bières, une assiette remplie de gaufres et nous nous sommes installés dans son salon.

Un gros chat d’un noir brillant de suite a élu domicile sur mes genoux en ronronnant bruyamment.

     Après avoir parlé de la ville et des environs, la déléguée à la ville - vous aurez bien sûr reconnu Françoise - m’a demandé brusquement si je n’avais rien contre les fantômes.

 Je lui ai répondu que, pour l’auteure que j’étais, les portes du fantastique et du surnaturel pouvaient s’ouvrir facilement. Dans la vraie vie aussi.

Dans ce cas, nous allons vous raconter une histoire qui vous intéressera, a-t-elle dit….

     - L’histoire de ce p’tit con d’Arthur a précisé la voix forte de notre hôte.

 Vous connaissez la suite.

 

 Depuis, j’ai terminé cette nouvelle. Et, comme un cadeau du ciel, cette nuit, j’ai rêvé de lui.

J’ai de suite reconnu son allure blanche, fine et élancée, un peu désarticulée. Elle n’avait rien d’effrayant. Arthur avait l’allure de ses quinze ans. Il souriait, confiant. Il tenait dans ses bras un énorme cœur rouge qu’il m’a offert, comme pour me remercier. Des mots illisibles dansaient autour de lui. Un seul a percé le mystère infini qui nous séparait, comme pour me dignifier qu’il l’avait enfin trouvée. En un souffle, ce mot s’est déployé devant l’écran de mes yeux endormis.

 

LIBERTE


Elle est retrouvée

Quoi ? l’éternité.

C’est la mer mêlée

Au soleil.

 

Une saison en enfer, Délires II, 1873








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Il était une fois Boé village.


Une nouvelle écrite à l'occasion des marque-pages de la ville de Boé, 2021

( Lot-et-Garonne)



 

Le ciel a emprunté les couleurs profondes des océans. La nature luxuriante lui répond dans des tons vert émeraude. Naïa et Ventis sortent de l’eau et traversent une courte barre rocheuse avant de gagner l’ombre d’immenses peupliers. Une nuée de papillons les entoure, comme pour les saluer.

 

-      Moi qui étais persuadée de retrouver la Petite Bleue dans un état lamentable comme l’année dernière, je me trompais totalement. Cette fois, elle semble en parfaite santé, s’enthousiasme Naïa.

-      Elle a largement eu le temps de se régénérer. Je te rappelle qu’une année chez nous équivaut à 10 000 ans ici.

-       Arrête, tu sais bien que ce genre de réflexion me perturbe !

-       C’est pourtant simple : tu comptes une année pour nous et 10 000 pour…

-     Stop ! Inutile d’insister! Je suis réfractaire à ce genre de calcul. Tiens, regarde plutôt là-haut, le Capitaine Klaus nous fait signe ! 

Leur vaisseau-nef les survole, éclairé de mille feux pareils à des lucioles. 

     Le Capitaine lance une lente mélodie signifiant un départ imminent. Des visages se penchent, des bras se lèvent. Autant d’au revoir et d’espoirs. Les jeunes Atlantes observent leur vaisseau disparaître à l’horizon, navire géant à l’assaut du ciel. 

 Vantis sourit, ravi de se retrouver en territoire inconnu.

-        Tu te souviens ? La dernière fois, ils nous avaient laissés sur les espaces gelés du Pôle numéro 1… Je préfère nettement cet endroit ! Tu actionnes les coordonnées ?

         Naïa se penche sur le boîtier de son ordinateur interne. Aussitôt, une voix de synthèse s’élance:  « 44° 9′ 35″ Nord, 0° 37′ 60 Est. Dernière analyse des eaux et du sol réalisée par l’équipe AC20. Résidus de mercure et cadmium. Rares séquelles agricoles. Eaux claires et pures. Plus aucun fragment de plastique détecté. Site en voie de dépollution absolue. »

-        L’équipage AC20, réfléchit Vantis … Anthéa et Charis sans doute. Ils sont donc venus ici pendant que nous étions confrontés au yéti blanc. Tu te rappelles ? Il nous avait attaqués en plein sommeil. Il a fallu ruser pour s’en débarrasser. Enfin, tu ne t’en souviens peut-être pas, c’était il y a 10 000 ans…

-        Oh non ! Tu recommences à m’embrouiller !

-        J’imagine la tête de Charis et d’Anthéa s’il se retrouvent devant ce yéti!

-        Nos outils ne sont pas fiables à 100%, il nous arrive d’avoir des parasitages de nos imaginaires… Les Sages disent que les yétis n’ont jamais existé sur la Petite Bleue, c’est une légende. C’était un ours polaire, rien de plus. Dis, et si on allait contrôler la qualité des fonds marins avant qu’il ne fasse nuit?

-        Bonne idée ! Je vous suis, madame la nageuse !

Naïa éclate de rire et file vers l’océan. Le contact de l’eau est un délice. Elle pourrait vivre ainsi sans jamais mettre un pied sur le sol. Les deux amphibiens nagent côte à côte en déclenchant leurs caméras internes. De nombreux bancs de poissons les frôlent. Sur le bas de leur vision, les noms des différentes espèces défilent au fur et à mesure qu’ils les photographient : aloses, sardines, anthérines, grenouilles de mer, saumons… A chaque espèce, un compteur affiche leur nombre.

Lorsqu’ils regagnent la grève, la nuit est déjà tombée. La lune éclaire leurs corps. Les écailles de Vantis oscillent entre le noir et le bleu de Prusse tandis que celles de Naïa, également noires, plus resserrées, ont de légers reflets turquoise.

 

Le couple s’allonge sur la berge, chacun se rapprochant de l’autre :

-        Le Comité des Sages a bien fait d’interdire l’accès à la Terre durant quelques millénaires, il n’y avait aucune autre solution, déclare Vantis d’un air satisfait.

-    Je suppose qu’ils sont en pleine réunion, murmure Naïa. Ils ont dû commencer à analyser les premières données… Vantis ?

-        Hum…

-        Tu es fatigué ?

-        Pourquoi ?

-       Je me demande comment était cet endroit à l’époque humaine… Et si on regardait le passif? Il y a 48 000 ans, c’est bien cela ?

-        Tu progresses…

 Le jeune Atlante déclenche le rapport des archives. Une nouvelle voix de synthèse s’élance dans la nuit :

«  A l’époque dite « moderne » des humains, ce lieu s’appelait Boé village. Avec d’autres cités alentours, il abritait une colonie de plusieurs milliers d’individus. Dans la cité de Boé, les habitants venaient s’approvisionner en objets.

-        Oh ! J’en ai vu au musée de la Terre d’Atlantis, s’exclame instantanément Naïa. Il y avait des tas de trucs bizarres ! Qu’est-ce qu’on a ri avec les copains !

-        Ici coulait un fleuve appelé Garonne, reprend la voix.

-        C’est joli, on imagine le nom d’une fleur, intervient de nouveau Naïa.

-        Tu veux écouter le passif ou pas ? lui lance son compagnon en riant.

-        Oui ! Même si tout cela me fait un peur…

Elle se love contre lui, poursuivant l’écoute : « … Après une longue période durant laquelle la civilisation humaine s’est comportée de façon plutôt raisonnée, elle a opté pour un mode de vie axé sur la consommation. Rapidement, les humains ont été confrontés à une forte démographie ainsi qu’à une pollution incontrôlable. A la fin du deuxième millénaire de leur calendrier, le réchauffement climatique a entraîné ouragans et tornades. Les eaux des rivières et des fleuves inondèrent des étendues de plus en plus conséquentes. Les mers se déchainèrent elles aussi avec force. De nombreux raz de marée envahirent les côtes. On apparente cette période à la fin de leur civilisation. Sur le point 44° 9′ 35″ Nord, 0° 37′ 60″ Est, dans Boé village, une onde de choc secoua brutalement le cours de la Garonne. Les flots gonflés des pluies des montagnes dites Pyrénées envahirent le village, les villes et la vallée en un instant. Il n’y eut aucun survivant. L’océan le plus proche -Atlantique/Atlanticus - absorba le fleuve… Accès aux visuels du passif des humains… Boé Village, fin du deuxième millénaire. »

A ces mots, des images de constructions humaines et de petits hommes dans de drôles machines sont projetées sur la voûte céleste.

 

Avec toutes ses caractéristiques, le monde humain se livre devant les jeunes Atlantes. L’attention de ces derniers est attirée par l’ancien fleuve. Ils le respirent, s’unifient à sa souffrance. Lorsque les images du chaos s’intensifient, leur malaise devient trop violent, Vantis interrompt alors l’accès aux archives en restant silencieux.

-        J’ai toujours eu du mal à imaginer les humains avec bienveillance, lui confie Naïa. Je les sens bouillonnants et imprévisibles. Je n’aurais pas aimé être des leurs.

-        Il ne faut pas les juger sévèrement. Ils avaient des besoins vitaux que nous ne connaissons pas. Ils avaient notamment besoin de s’alimenter, se vêtir, se déplacer… Tu imagines ?

-        Je sais…

-     Et puis, nous aussi en un autre temps, nous avons été incapables de protéger la Petite Bleue qui nous hébergeait.

Leurs paroles se font rares. Ils se rapprochent jusqu’à ce que leurs corps se confondent, se fondent et qu’ils ne fassent plus qu’un. Unis, ils s’endorment sur le rivage, à mi-chemin entre l’eau et le vent.

Au petit matin, une voix douce les réveille, c’est un Sage qui les informe via le canal de communication interne :

-    Hum..  Equipe NV12 . Amerrissage du vaisseau dans quatre heures terrestres. Vous n’auriez pas oublié votre mission ?

Naïa se détache de Vantis, sourit. Elle entraîne son compagnon dans les eaux pour se ressourcer. Ils reprennent leur récolte d’images, admirant au passage des champs de tulipes resplendissant au soleil du matin, des espèces d’arbres qui rivalisent d’éclat et des milliers d’insectes et d’oiseaux.

A l’heure définie, le vaisseau apparait dans le ciel et amerrit à quelques mètres de la plage. A l’intérieur, Naïa et Vantis retrouvent les autres équipes. Tous sont assis en cercle et écoutent Anthéa et Charis raconter leur incroyable tête-à-tête avec un dragon. Aussitôt, les anciens évoquent le principe d’imagination mais, pour le jeune couple, il n’y a aucun doute : leur rencontre a bien été réelle…

Certains rient, d’autres soupirent. La Terre n’est peut-être pas aussi sécurisante que les Sages veulent le penser.

Le Capitaine Klaus reprend la direction des airs et stabilise son vaisseau juste au-dessus du rivage, là où Naïa et Vantis ont passé la nuit. L’heure est au bilan. Les Sages du Comité s’alignent et leur porte-parole annonce :

-       Comme nous le pensions, la Petite Bleue est totalement pure. Le meilleur endroit pour nous implanter est : 44° 9′ 35″ Nord, 0° 37′ 60″ Est.

-        Boé village, chuchote Naïa en attrapant la main de Vantis.

-      Plus rien ne s’oppose à notre retour sur la Petite Bleue, poursuit le vieil Atlante. L’espace que vous voyez en bas a été exploré par Naïa et Vanti.  Il est idéal pour notre communauté. Nous avons su muter en domptant notre orgueil et en supprimant nos besoins inutiles. Grâce à nos recherches sur l’alliance entre la magie ancestrale et la science, nous avons accédé à des moyens de communication que personne n’a jamais pu atteindre…

         A ces mots, une Sage très âgée à ses côtés désigne le ciel. Immédiatement s’enchaînent des images de l’explosion qui a vu leur civilisation disparaitre.

-      Nous sommes une petite centaine à avoir survécu, explique-t-elle, nous nous devons de réussir en mémoire de tous ceux qui ont disparu. Respect de la nature. Respect de chacun d’entre nous.  Nous sommes les invités de la Petite Bleue.

-       Et si nous échouons ? interroge Naïa.

-   Selon l’entente que nous avons, nous laisserons la dizaine d’humains rescapés revenir à leur tour.  Aux dernières nouvelles, ils tenteraient un mode de vie aborigène cette fois. Mais d’ici là, c’est à nous de montrer qu’une vie harmonieuse sur la Petite Bleue est possible pour des Humanoïdes.

 Une légère brise se lève. Naïa se penche vers son compagnon, ils s’enveloppent l’un de l’autre, l’un dans l’autre. A leurs côtés, d’autres couples s’allongent ainsi sur le pont. Les familles se regroupent pour la nuit. Demain, une civilisation nouvelle se lèvera sur le rivage de l’ancien Boé Village :          Atlantis B.



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Les trois -ski, extraits 



Les trois -ski en colo, extrait chapitre II 

[...] Nos mères patientent un peu à l’écart. Nous courons les rejoindre. Toutes les trois, gardiennes de nos valises à roulettes, bavardent en compagnie d’un jeune homme à la chemise bariolée, flanqué de deux garçons de notre âge aux cheveux hérissés en crête. Dès qu’il nous aperçoit,  il nous lance d’un air enjoué :

-        Salut les filles, moi c’est Tom. Je vous présente deux copains parisiens qui rejoignent la colo ! Vous êtes ?

Je comprends que c’est le signal de l’appel et je m’approche de lui :

-        Garance Malinowski.

Il surligne d’un geste rapide mon nom sur une feuille puis interroge mes copines d’un haussement de sourcil:

-        Lucie Pawlowski.

-        Margot Feduski.

Son fluo glisse encore  sur sa liste lorsque je perçois en écho un « … fait du ski » suivi d’un gloussement provenant du plus petit des parisiens. Celui-là ne sait pas à qui il a affaire. Margot l’apostrophe instantanément :

-        Dis-donc, toi, ta maman ne t’a jamais appris à ne pas te moquer ? Tu veux que je te parle de la frite que tu as sur la tête ?

Le pauvre Tom se retourne vers madame Feduski qui se contente de secouer la tête. Son regard en dit long sur des années de moqueries en tout genre. Le jeune animateur préfère calmer le jeu :

-        Cool…No stress ! On part en vacances, il fait super beau, on ne va pas se prendre la tête dès le départ, non ?

J’aime ce langage ! L’animateur - « le mono » comme dit mon père - est une catégorie à part : toujours jeune, fringué de pantalons amples et de tee-shirts délavés, il est souvent coiffé de looks ou de bandanas. Il porte des bonnets de laine en été, se balade en tee-shirt en hiver et joue de la guitare dès que la nuit tombe.

Bientôt, une version féminine aux mille tresses surgit, toute essoufflée :

-        Bonjour ! Je m’appelle Angelina ! Désolée, je suis en retard, j’attendais bêtement au bout du quai, j’ai mis une demi-heure à comprendre que ce n’était pas le bon groupe. Je ne vous dis pas la panique quand j’ai compris que j’allais accompagner ceux qui partaient au Pays basque !

Sa franchise et son embarras nous font oublier l’incident avec les deux garçons. Tom lui fait la bise tandis que, du haut-parleur, une voix annonce le départ du TGV spécial pour Bordeaux. L’heure est aux adieux. Lucie  comprend qu’elle ne reverra pas son chez-elle avant un bon moment. Deux minuscules larmes semblent vouloir franchir la barrière de ses yeux bleu clair lorsque sa maman se penche vers elle pour lui faire une bise retentissante. Se sachant épiée par ses amies, et surtout les deux affreux gaillards qui encadrent Tom, notre copine se dégage prestement en lançant un «  au revoir maman » qui se veut dynamique. Fidèle à sa réputation d’aventurière en herbe, Margot embrasse rapidement madame Feduski, refuse son aide pour porter sa valise et s’élance la première à l’assaut de la voiture 14, suivie d’Angelina dont l’immense robe aux motifs africains cache une paire de baskets usées. Connaissant ma copine, elle imagine déjà comment elle pourra se venger des deux garçons. Quant à moi, je me blottis contre maman à qui je promets SMS, MMS et appels quotidiens.

Le TGV démarre enfin, laissant trois mères ravies d’une virée parisienne qu’elles comptent bien utiliser pour faire quelques achats avant de rentrer à Valenciennes.

 

 



La revanche des trois -ski, 

extrait audio chapitre XII

La revanche des trois -ski 

texte lu par Guillaume de Louvencourt pour son émission l'instant littéraire







Les trois -ski en Pologne, extrait chapitre II


Une longue queue s’est formée dans le labyrinthe destiné à orienter les voyageurs vers les postes de contrôle. Marie Pawlowski tient à ce que nous restions groupés. Elle ferme la marche tandis que nous avançons au ralenti avec nos valises à roulettes. 

Notre voyage en Pologne a été au centre de toutes nos discussions depuis l’anniversaire de Margot. Celle-ci, tout comme Nael, n’a jamais pris l’avion. Cette « première fois » lui donne des ailes. C’est elle qui dépose la première sa valise sur un tapis roulant. Elle ajoute son petit sac à dos dans une bassine en plastique. Nous suivons tous du regard ses bagages jusqu’à ce qu’ils disparaissent dans un scanner.

Pendant ce temps, notre copine se dirige vers le portique de sécurité. Nous nous amusons de la voir le franchir les mains en l’air, comme dans un film policier, bientôt imitée par Nael. Celui-ci ne peut s’empêcher d’éclater de rire sous le regard sérieux du contrôleur.

Nous les rejoignons peu de temps après. Marie prend soin de ranger toutes les bassines en plastique. Elle s’étonne de n’en compter que cinq et aperçoit Margot sans ses bagages :

-        Eh bien, tu n’as toujours pas récupéré ta valise ? demande-t-elle en allongeant le cou vers le tapis roulant.

-        Non, explique notre copine, elle est partie là-bas !

Ce que Margot appelle « là-bas », c’est un autre poste de contrôle où échouent certains bagages. Les gens qui s’y trouvent ont l’air inquiet.

Marie nous presse de l’accompagner devant une nouvelle contrôleuse. La petite valise rose et grise de Margot attend sur le côté ainsi que son sac à dos.

La femme semble avoir l’étrange faculté de parler sans nous voir :

-        Pouvez-vous ouvrir ce sac ? 

Margot s’exécute. À ses côtés, Marie la regarde de travers :

   Tu n’as pas pris de shampooing, j’espère ? Ou de bouteille d’eau ? Je vous ai dit et répété de ne pas emporter de produits liquides !

Margot ne répond pas. Elle sort tout un bric-à-brac soigneusement préparé : un bouquin, une lampe de poche, une carte de la Pologne, des crayons à papier, un réveil de poche, un bloc-notes, de la ficelle de cuisine, du scotch, des crayons de couleurs, des échantillons de parfum, un porte-monnaie, des lunettes de soleil et…. un petit couteau suisse que lui désigne immédiatement la contrôleuse :

- Vous savez que c’est interdit ?

Madame Pawlowski n’ose pas intervenir mais je l’entends soupirer fortement. Elle vient de comprendre ce que je sais depuis bien longtemps : Margot est incapable de partir en vacances sans un attirail incroyable.

     Vous savez que ce genre d’objets est interdit à bord ? répète la femme.

      Heu…

D’habitude, notre copine est bien plus bavarde. Elle, si dégourdie, se met à rougir :

 Je suis désolée, Madame, je n’y ai pas pensé…

 Vous devez le laisser ici, ordonne la femme en désignant du doigt une poubelle.

Un bruit métallique annonce l’arrivée du couteau suisse au milieu des autres objets confisqués. La femme se tourne alors vers une passagère plutôt âgée. Elle lui annonce que les boîtes de camembert sont interdites à bord. Victor éclate de rire lorsqu’il découvre une dizaine de boîtes odorantes sagement alignées sous un pantalon et quelques tee-shirts.

L’humeur de Marie est moins joyeuse. Elle demande vivement à mon copain de se calmer. Pendant ce temps, Margot range ses affaires en silence. [...]

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